De la fusion des universités

Le Mirail est depuis peu animé par un bras de fer violent entre sympathisants et opposants au projet de « fusion ». L’université est d’ailleurs bloquée depuis le mardi 06/03/2018, les vacances à peine terminées.

Malgré les stratégies communicationnelles (principalement) menées par les opposants, beaucoup d’acteurs ne semblent toujours pas comprendre ce qu’est la fusion. Cette incompréhension n’est pas palliée par les textes législatifs, autant généraux qu’ésotériques. Afin d’apporter des clés explicatives aux acteurs concernés (de près comme de loin) mais pour le moins perdus, je propose une relecture historique de la fusion.

En France, on mentionne trop souvent une « Union Européenne » (UE) au détriment de sa principale composante : la Communauté Européenne (CE). Légiférée par le traité de Maastricht (19931), elle succède à la Communauté Économique Européenne (CEE) instaurée par le traité de Rome (19572). Concrètement, la CEE devient la CE3 : et alors ?

Le mot « économique » n’est plus mentionné dans le patronyme européen, mais cette disparition ne peut être interprétée comme un rejet explicite de la sphère économique. Au contraire, l’économie s’externalise en dehors de son périmètre d’action dit « traditionnel » pour influencer d’autres domaines jusque-là « délaissés » : sécurité, justice, agro-alimentaire, environnement… plus généralement, l’UE possède maintenant un volet politique explicite. Ou plutôt, les politiques (que ce soient les « policy » ou politiques publiques comme les « politics » ou politicards) sont complètement soumises à l’économie. Ce phénomène est symbolisé par la création de deux piliers européens4, en plus des deux communautés européennes : la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et la Coopération Policière et Judiciaire en matière Pénale (CPJP).

Plus généralement, l’économie est dite « centripète », c’est-à-dire que toute la société tourne autour d’elle. Plus qu’un moyen pour atteindre un but (celle du bonheur collectif), l’économie est explicitement une fin : il faut que le budget national soit nul, les États endettés devant limiter, voire combler cette dette. Il est intéressant de noter que cette dette n’était jusque-là pas problématique, les dettes nationales ayant gonflé exponentiellement durant le XXe siècle. Depuis peu, cette fameuse « crise économique » (dont on nous parle tant) justifie une austérité économique occidentale imposée par nos politicards… La critique néo-libérale met fin au mythe de l’Etat-providence et répond à la crise générale par différentes mesures économiques agressives, dont les organisations internationales (FMI, OMC…) sont les garde-sceaux.

Ce point est fondamental, car on entend souvent les mots « libéralisme » et « néo-libéralisme » sans comprendre leurs relations. Premièrement, le libéralisme postule que la sphère économique doit être autonome et indépendante, car le marché est auto-régulé : c’est la thèse de la main invisible par A. Smith. L’intervention étatique est donc proscrite, car elle déséquilibre la complémentarité entre offre et demande. C’est cette idéologie qui sous-tend la CEE.

Aujourd’hui, la triple-crise détaille les limites libérales : la sphère économique n’est pas auto suffisante, elle ne peut fonctionner sans support politique explicite. Ces critiques amènent au néo-libéralisme actuel qui sous-tend la CE : le marché économique européen commun doit être supportée par une monnaie unique, mais surtout par l’homogénéisation policière et juridique, par une sécurité et une défense communes… Le fédéralisme européen est renforcé, c’est-à-dire que les lois nationales doivent respecter les principes généraux fixés par les lois européennes (sous peine de sanctions). Quel rapport avec la fusion ?

Eh bien, cette logique néo-libérale touche particulièrement l’éducation : c’est la fameuse « stratégie de Lisbonne » (2000). Les 23 et 24 mars 2000, le Conseil européen déclare que l’UE doit devenir « l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde ». Cette solution européenne5 intervient suite à différents postulats6 : la mondialisation s’accélère, l’économie européenne est écrasée par l’économie étasunienne, les pays émergents menacent l’hégémonie occidentale et européenne… Donc la concurrence économique, jugée défavorable pour l’UE, est rééquilibrée par la connaissance. M. Weber l’avait déclaré un siècle auparavant : dans nos sociétés technocratiques, c’est la science qui est la légitime dépositaire de la connaissance. Par science, il faut entendre le secteur « Recherche et Développement » bien que l’école primaire et secondaire soient également concernées, comme le témoignent la loi Peillon (2012) autour de la semaine de quatre jours en école primaire, les lois portées par le gouvernement Macron autour de l’admission post-bac (2018), du baccalauréat (2019)…

Pour le domaine supérieur7, cette néo-libéralisation est cristallisée dans la Charte européenne du chercheur et le Code de conduite pour le recrutement des chercheurs (C&C, 2005). Trois objectifs sont retenus par le MESRI8 : l’harmonisation des différentes pratiques nationales en « Recherche et Développement », l’augmentation de la mobilité internationale et l’augmentation de l’attractivité de la recherche. D’après le site officiel de ce même ministère, «[la recherche est] un levier incontesté de la compétitivité économique européenne et de l’emploi […] ». La connaissance est donc vendue comme le sérum à la crise économique, situation précaire jugée insurmontable. De ce fait, les communautés scientifiques et universitaires sont particulièrement soumises au néo-libéralisme, soumissions récentes qui prennent différentes formes selon les contextes nationaux.

En France, elle est appliquée par les lois LRU (2007) et ESR (2013) qui s’attaquent directement aux universités, chose qui n’était que peu arrivée depuis la loi Savary (1984). Habituellement frileux vis-à-vis des universitaires9, on comprend que l’État français s’est appuyé sur cette dynamique européenne. Ne nous en plaise que les différents gouvernements, depuis celui de N. Sarkozy, nous alignent copieusement. Dès 2007, les Établissements Publics à Caractère Scientifique Culturel et Professionnel (EPCSCP10) sont considérés comme autonomes par le gouvernement français : ils doivent gérer eux-mêmes leurs équilibres budgétaires face à ses bailleurs de fonds qui peuvent se rétracter à tout moment (même l’État). Maintenant, les subventions publiques sont conditionnées par deux examens : l’interne, et l’externe. L’université doit faire une rétrospective annuelle autour de sa gestion financière et humaine, rapport qui peut être consulté par ses actionnaires réels comme potentiels : c’est le rapport interne.

D’autre part, le Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES) produit un rapport annuel autour des objectifs atteints par ce même établissement. Si ces objectifs sont conformes aux objectifs gouvernementaux, les subventions lui sont accordées. Sinon, la loi datée du 19/07/2009 explique que 20% de l’aide ministérielle lui sont retirés. C’est une situation inédite puisque l’État finançait auparavant les EPCSCP sans contreparties : c’est le service public minimal concernant l’enseignement supérieur. Depuis peu, l’État se désolidarise progressivement des universités : il veut créer des pôles universitaires régionaux attractifs vis-à-vis des bailleurs de fonds privés. A ce titre, des fonds faramineux sont débloqués (dont le plus connu est le fond IDEX) qui s’élève à environ 7 milliards pour la seule année 2012. Dans la même direction, le gouvernement Macron prévoit quelques millions d’euros dans le Grand Plan d’Investissement (GPI, 2017).

Vous connaissez probablement l’IDEX, car c’est celui que D. Lacroix veut reconquérir par la fusion suivante : Mirail, Paul Sabatier, INP et INSA. En effet, l’IDEX nous est suspendu depuis 2016 à cause de« problèmes de gouvernance ». L’objectif visé est la création d’un grand établissement toulousain, inscrit dans le classement de Shanghai. Les investisseurs privés s’appuient sur ce type de classements : en attendant, l’État épaule les universités pour qu’elles s’inscrivent progressivement à échelle internationale et mondiale. Sans cela, les financements privés ne se manifesteront pas donc l’État ne pourra pas se désolidariser réellement des universités.

Dans cet article, mon avis n’est pas explicitement mentionné afin de ne pas vous influencer. Néanmoins, je clarifie ici ma position : ce n’était pas mieux avant. Le néo-libéralisme est une suite logique du libéralisme, donc la fusion ne contraste pas avec le modèle universitaire passé : c’est sans doute pour cela qu’elle est relativement bien reçue par les universitaires. Ne peut-on pas sortir de ce paradigme afin d’envisager d’autres solutions ? C’est en tout cas ce que je souhaite, encore faut-il comprendre les enjeux contemporains pour les dépasser. En tout cas, n’hésitez pas à nous contacter si vous souhaitez qu’on en discute autour d’un café. Il s’agit de nous approprier ce qui nous concerne, avant que d’autres ne s’en chargent.

– Volt

*_1: Le traité de Maastricht est ratifié le 07 février 1992, mais il est appliqué depuis le 1er novembre 1993 : c’est cette seconde date qui conclue cette modification patronymique.
*_2: Bien que l’UE ne se résume ni à la CEE ni à la CE, c’est cette institution qui est son corps principal.
*_3: Plus précisément, l’Union Européenne était jusque-là composée de trois communautés (dites européennes): la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), la Communauté Economique Européenne (CEE) et la Communauté Européenne de l’Energie Atomique (CEEA ou Euratom). En 1993, il n’y a que la CEE qui s’est transformée en CE. La CECA s’est conjuguée avec cette dernière jusqu’en 2002, date à laquelle elle a expiré (tout en transférant ses compétences à la CE). Euratom existe encore actuellement, et fait partie intégrante de l’Union Européenne.
*_4: Là encore, ces deux pilliers ne sont pas crées ex-nihilo mais je ne vais pas approfondir plus ce dossier (déjà très lourd).
*_5: Et pas uniquement car elle concerne également l’Amérique du nord, le Japon, les deux Corées…
*_6: En plus des postulats néolibéraux précédemment cités.
*_7: Post-bac.
*_8: Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.
*_9: Le mythe de l’université révolutionnaire, propulsé par Mai 68, est dissuasif d’autant plus que certaines réformes rétrogrades passées se sont vues annulées face à de nombreuses résistances.
*_10: Toutes les universités et leurs groupements sont des EPCSCP.