Éducation invalide

Sur son site, le ministère de l’éducation nationale affirme que le nombre d’enfants handicapés scolarisés a plus que doublé depuis 2006. Durant l’année scolaire 2016-2017, 300 815 enfants en situation de handicap auraient été scolarisés dans les écoles (publiques, privées ?) : 172 145 dans le premier degré et 128 670 dans le second degré.

 Soit une augmentation de 7,5 % par rapport à 2015. Afin de répondre à cette demande toujours plus croissante, 8 000 postes d’accompagnants et 250 classes ULIS seront crées en lycée. En tout cas, une conclusion semble s’imposer : le gouvernement français s’attache à ce que ces personnes handicapées soient égales d’autrui, qu’elles dépassent leur handicap. C’est en tout cas ce que nous suggère son site internet, plein de contes féeriques. Je suis aveugle de naissance. Par mon parcours, je vais vous montrer que ce tableau n’est qu’illusion.

J’ai passé ma primaire intégrée à temps partiel dans une classe où je suivais essentiellement les cours de français. Le problème, c’est que j’étais souvent seule puisque la sensibilisation et la communication auprès des autres enfants n’existaient pas. Mesdames et messieurs les professeurs, la formation académique n’est pas autosuffisante car la tolérance, les différences individuelles… sont des valeurs inhérentes à l’éducation. Si je ne suis pas là en permanence, ce n’est pas parce que j‘ai la peste ou que je suis un danger. C’est juste que j’ai besoin de méthodes spécifiques afin d’apprendre. D’ailleurs, je ne devrais pas avoir à le faire en dehors de ma classe. Je devrais pouvoir le faire avec mes camarades parce que je peux apprendre d’eux, et vice versa. Oui mais voilà, mes chers professeurs auraient « besoin d’être formés à recevoir les élèves handicapés ». J’entends ce discours, de la primaire à l’université. Mesdames et messieurs les professeurs, votre formation vous l’avez et c’est la meilleure de toutes car ce sont les personnes elles-mêmes qui vous la dispensent. Mais pour en bénéficier, encore faut-il accepter que vos élèves aient eux aussi certaines choses à vous apprendre. Le reste de mon temps, je le passais avec sept autres élèves auprès d’une professeure spécialisée : comme enfermée dans une boîte, avec ceux que la société considère comme « invalides ». Pas valides pour quoi, par rapport à quoi ?

Les dernières années élémentaires ainsi qu’au collège, j’ai été brusquement balancée dans une classe dite « ordinaire » sans aucune transition, à temps complet. Personne ne connaissait mon handicap, et moi je n’avais aucune idée de leur monde car je suis aveugle de naissance. N’ayant aucun accès à l’image alors que celle-ci est le principal vecteur de l’information, il m’était très difficile de me socialiser. J’avais cette sensation de n’avoir rien en commun avec ceux qui m’entouraient. Parallèlement, je rejetais les « invalides » car j’étouffais dans un cocon. Durant ma scolarité, on nous comparait donc j’ai fini par leur en vouloir. Que ce soit ma mère, mes professeurs et mêmes les autres autour de moi… j’entendais régulièrement : « Kevin est plus autonome que toi, et pourquoi Marie se fait belle, s’intéresse à son apparence et pas toi ? » Agressions, comparaisons, rejets, luttes… je suis devenue violente afin de me protéger, de survivre. Voici le tableau peint par un système qui ne reconnaît pas les différences individuelles, qui nous homogénéise tout en nous mettant en concurrence.

Quand je suis arrivée au lycée, j’ai développé mon second degré afin de ne pas finir en hôpital psychiatrique (comme certains de mes camarades handicapés). J’avais une auxiliaire de vie scolaire, présente vingt heures par semaine. Elle était aussi peu formée qu’elle était précaire. Mis à part, les dispositifs adaptés ne sont pas mis en place par l’école mais par les structures appelées « centres de soin » : ce sont des associations financées par la maison départementale des personnes handicapées et par la sécurité sociale. Elles sont rares, et ses salariés sont hautains avec les personnes handicapées : infantilisation, et mise en place de projets imposés… sous prétexte que ce sont des professionnels qualifiés qui pour la plupart n’ont qu’une approche théorique du handicap. Par exemple, ils font des réunions entre personnel où ils parlent de vous mais où vous-mêmes n’êtes pas conviés.

Ces structures finissent par se rendre indispensable dans votre vie car elles sont les seules à adapter les cours en braille et en relief. Pour que ça marche, il faut d’abord que les professeurs transmettent leurs cours à ces centres dans un certain délai de manière à ce que les personnes chargées de l’adaptation des documents aient le temps de les traiter. Imaginez-vous trois personnes qui doivent retaper tous les cours pour 70 élèves. Je n’avais jamais les documents à temps et je devais chaque fois reprendre mon cours des jours après pour refaire le lien entre les notes que j’ai prises et les informations du document.

Il y a une autre conséquence à la dépendance à ces structures : c’est que quoi qu’il arrive, les professeurs prennent l’habitude de ne jamais s’adresser à l’élève handicapé, mais bien aux personnes qui le suivent et l’accompagnent. Je me suis souvent retrouvée dans des situations, comme j’étais en internat dans une structure de ce type, où ma professeure spécialisée référente venait me dire qu’elle était au courant que ce matin je n’avais pas fait mon devoir d’espagnol, ou que j’avais « foutu le bordel en cours de physique ». Cela m’amène à la réflexion suivante : aux yeux de la société, une personne handicapée ne peut qu’avoir un comportement irréprochable et rentrer parfaitement dans sa case, remplir parfaitement ce qu’on attend de lui. Je revendique le droit de mettre le bordel et d’être traitée comme n’importe lequel de mes camarades qui en feraient autant.

Pour en finir avec la question de ces structures, il faut savoir qu’après le bac le suivi s’arrête. Par conséquent, pour les rares qui arrivent jusqu’à l’université, vous vous retrouvez d’un coup livrés à vous-mêmes avec personne qui vous sert d’intermédiaire mais toujours ces mêmes professeurs qui refusent d’avoir affaire à vous, allant jusqu’à s’adresser à votre voisin de table pour vous transmettre une information. Dans les facs, il n’y a qu’une cellule handicap qui porte bien son nom. Ce n’est qu’une cellule où il n’y a qu’une personne pour l’adaptation de vos cours pour une quarantaine d’étudiants, et des locaux pas du tout adaptés. J’ose à peine me poser la question de ce que deviendra cette cellule avec la fusion des universités. Pour avoir réalisé un état des lieux de l’université du Mirail avec des critères d’accessibilité, je peux vous dire que pour mes camarades en fauteuil roulant, parmi les nombreuses difficultés rencontrées, il y a ces portes très lourdes qui permettent d’accéder aux UFR. Mais cela ne gêne personne parce que ça rentre dans les normes, ces normes qui sont décidées dans des commissions où il n’y a aucune personne en situation de handicap. On rencontre les mêmes problèmes avec les programmes qui sont conçus pour vous rendre employables, pour vous optimiser afin que vous serviez à la croissance économique. Plein de notions étaient difficilement concevables pour des personnes aveugles comme les couleurs en science sans parler des méthodes d’apprentissage et du temps imparti. D’ailleurs, toutes les filières ne sont pas accessibles. Pour tout dire, ce sont toujours les mêmes vers lesquelles on nous oriente : accueil, gestion secrétariat, kinésithérapie, chaiserie… Pour quiconque tente d’emprunter une autre voie, c’est un entretien d’embauche permanent.

Actuellement, je suis donc en seconde année de licence en psychologie et je dois prouver quotidiennement que je mérite d’être là au même titre que les autres. Je dois composer avec des programmes inadaptés, des supports de cours inexistants, des modalités d’examens qui sont un défi à part entière puisque le QCM n’est pas une forme d’évaluation qui permet l’autonomie pour des personnes aveugles et que depuis ma première année la majorité de mes examens sont des QCM. Je dois faire avec des délais extrêmement réduits et des professeurs peu ouverts à une réflexion commune qui attendent que les solutions viennent d’en haut, de l’administration dont il n’y a rien à attendre puisqu’ils sont totalement coupés de la réalité. Comme nous ne rentrons pas dans leurs critères de rentabilité, nous ne sommes pas ceux qui leur permettront d’acquérir leur prestige. Nous ne sommes pas leur priorité ; ou du moins sauf dans leur communication parce que ça fait toujours bien de dire qu’on aide les personnes handicapées. Je conclue sur deux points qui me semblent importants. Ce que je raconte ici n’est rien d’autre qu’une forme de sélection qui est déjà là. Les plans qu’ils mettent en place ne sont que le prolongement de cette sélection déjà existante. Enfin, pour lutter contre cette sélection, j’invite les gens à comprendre que rien ne viendra d’en haut, et que les solutions ne sont pas à trouver mais à inventer.

–S