Plutôt chômeur que contrôleur !

J’attends au quai du métro, « premier de France entièrement équipé en 4G. Par précaution, ne laissez pas votre bagage sans surveillance.» Je monte, puis sorti aux Arènes, correspondance tramway. « La fraude prend trop de place. Pour le respect de tous, Tisséo réagit […] – Je monte je valide, même en correspondance.Ne pas valider, c’est frauder ». Heureusement, Tisséo, c’est tout moi et c’est censé donner une bonne image comme les agents de « sûreté » ou de « médiation ». Le proverbe veut que le client soit roi. Que se passe-t-il si tu n’es plus considéré client mais comme indésirable ? Là, tout à coup, c’est 40, 60, 100€, nom, adresse ; si tu refuses de donner ces informations, la police, et éventuellement une condamnation pour récidive …

Ce n’est pas pour faire peur que j’évoque ces amendes mais pour les critiquer. (Ici, ce n’est pas 20 minutes et « Cinq choses que les fraudeurs du métro ne savent pas encore… ») Ces dernières années, la régie des transports renforce ses campagnes contre les « fraudeurs ». Les Français sont accusés d’être trop compréhensifs, voire complices vis-à-vis des fraudeurs (p. ex. on laisse passer quelqu’un solidairement ou on l’avertit de la présence de contrôleurs). Cette soit-disant complicité qui se traduirait par un taux de fraude dans les transports publics plus élevé que dans d’autres pays. On entend les compagnies de transport pleurer de grosses pertes économiques, l’évolution des incivilités, … À l’échelle nationale, leurs demandes ont été entendues : la loi Savary de 2016 (ne pas confondre à celle sur l’enseignement supérieur) vient d’augmenter considérablement les pénalités que doivent craindre les « fraudeurs » des transports. Quelques pistes de réflexion sur la situation à Toulouse.

D’abord les faits : En printemps et automne 2017, Tisséo a presque doublé ses contrôleurs dans le métro, tramway et bus (150 au lieu de 80 normalement) – ces chiffres confirment l’expérience du quotidien selon laquelle les contrôles sont devenus bien plus fréquents. S’ajoute le lancement d’une campagne qui a tendance à culpabiliser les « fraudeurs », la fraude étant considérée avec une large gamme d’autres comportements (écouter la musique trop forte …) comme des « incivilités » susceptibles à être surveillées, sanctionnées et éradiquées … Dans cette logique, les agents de « sûreté » ne seraient pas là pour réprimer les voyageurs mais d’assurer leur bien-être et la tranquillité, une idéologie qui tend à se répandre … Dans 20 minutes on peut lire la phrase suivante : Ça coûte cher à la collectivité. La répression des fraudeurs devient alors un service réclamé par les usagers qui paient parce que ce ne serait pas juste que d’autres voyagent gratuitement. Mais que peut-on penser des prétendus « coûts de la fraude » ?

Selon Tisséo, 5,2 % de ses voyageurs ne paieraient pas leur ticket, soit 26.000 par jour. La compagnie de transport estime que cela équivaut à 10 millions d’euros qu’elle manque de gagner par an. Une estimation audacieuse si l’on prend en compte que les deux communes de Lille et Lyon disent perdre le même chiffre de recettes alors que le taux de fraude y est présumé à environ 13 % soit plus que le double qu’à Toulouse. Un petit calcul donne un chiffre d’environ 3,5 millions euros annuel qui devrait être plus proche de la réalité : Les billets réguliers ont remporté 63,3 M€ à Tisséo en 2016 (voir publication chiffres-clés 2016). Si les « fraudeurs » ont les mêmes caractéristiques que les autres voyageurs, on peut trouver leur part en posant 63,3 M€ ≜ 94,8 %, donc 66,8 M€ ≜ 100 % et 3,5 M€ ≜ 5,2 % (par la règle de trois). On trouve ainsi un chiffre du même ordre de grandeur que les revenus de pub … Posée ainsi, la question du « sport national » – qu’est la fraude – paraît moins effrayante, n’est-ce pas ?

Le chiffre de 10 millions d’euros n’est en fait tenable que si sont comptabilisés aussi les coûts de la répression et de surveillance (tourniquets et équipement dans les stations, salaires des agents). Sous cet angle, ce sont donc les contrôleurs qui « coûtent chers à la collectivité » … Tisséo ne fournit malheureusement pas de chiffres à ce sujet mais une enquête publique en 2013 auprès de la SNCF et la RATP (qui exploitent ensemble le réseau de transports parisien) à relevé que la lutte anti-fraude est de 116% par rapport à la manque à gagner pour la SNCF et de 45 % pour la RATP. Au premier lieu des recommandations par les enquêteurs publics pour réduire la fraude sans trop de coûts supplémentaires est donc l’idée de « développer une stratégie de communication dissuasive contre la fraude », stratégie culpabilisante que l’on a vu appliquée depuis 2017 à Toulouse.

La culpabilité est a priori une émotion socialement utile car elle peut favoriser l’empathie et des actes réparateurs qui sont importants pour préserver le lien social. Prenons un exemple : Je renverse ton café. Cet acte, on suppose qu’il n’était pas délibéré, va provoquer en moi un sentiment de culpabilité car normalement, on ne renverse pas le café de quelqu’un. Je serai enclin à te chercher un nouveau café si le fait de renverser le café ne t’a pas rendu trop hostile vis-à-vis de moi. Dans le cas contraire, il vaut mieux prendre le large … L’émotion de culpabilité a donc un rôle important dans les relations humaines ; dans l’exemple du café il est possible que s’ensuive un petit échange de mots sympa et qu’on devienne même amis. Mais si la règle morale invoquée dans cet exemple (« normalement, on ne renverse pas le café de quelqu’un ») devrait être facilement acceptable par beaucoup de gens, d’autres ne le sont pas. Ainsi, « il ne faut pas frauder dans les transports publics » l’est-elle ou pas ? Le respect de règles dans une société profondément injuste du point de vue libertaire (existence de pouvoir, des inégalités économiques et à l’accès au savoir entre autres) ne peut sérieusement être réclamé. Quant aux transports publics, 64 % des Français estiment selon des sondages de l’IFOP que la fraude serait « acceptable ». Nous culpabiliser (as-tu bien payé ton ticket ?), c’est une stratégie qui vise à nous manipuler en nous déstabilisant. La culpabilisation sert à uniformiser les comportements et par là, restreindre les libertés individuelles « au profit de la communauté ».Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Tisséo entreprend sa campagne anti-fraude juste après d’avoir haussé ses prix et notamment avoir mis fin à la gratuité pour les chômeurs et les plus de 65 ans. Ces deux groupes sociaux, qui par précarité financière devraient s’indigner de la fin de cette gratuité… Quand on supprime un droit, il vaut mieux augmenter la répression …