Quelques échanges avec un compagnon tunisien

Retours sur la Révolution de la dignité et l’état actuel des choses en Tunisie

Tout commence le 17 décembre 2010, un Tunisien du nom de Mohamed Bouazizi s’immole devant un bâtiment administratif. Vendeur de fruits, il s’était fait — de nouveau — confisquer son outil de travail (une charrette et une balance). Rapidement, un climat insurrectionnel éclate dans la région de Sidi Bouzid (centre de la Tunisie) ; celle-ci devient le théâtre d’émeutes et d’affrontements entre population et forces de l’ordre. C’est le premier acte du mouvement que l’on va appeler Printemps arabe. Ce mouvement de contestation s’étend par effet domino dans tout le monde arabe comme en Égypte, au Yémen, en Syrie, en Libye, en Jordanie, dans le reste du Maghreb… Celle qui se passe en Tunisie est appelée communément en France la Révolution de jasmin. Ces manifestations sont menées en protestation contre le chômage qui touche une forte proportion de la jeunesse, la corruption des élites politiques et la forte répression policière. Les quatre semaines de manifestations continues, étendues à tout le pays — malgré la répression — sont amplifiées par une grève générale et provoquent la fuite de Ben Ali vers l’Arabie Saoudite. La mobilisation se poursuit jusqu’aux mois de mars et avril, où on voit le processus de transition se terminer sans jamais résoudre ce conflit de classes. Cet entretien avec un compagnon tunisien revient sur les événements qui se sont déroulés lors de l’explosion du conflit, sur la situation actuelle et la question du mouvement anarchiste dans le pays.

LA RÉVOLUTION POUR LA DIGNITÉ

Peux-tu nous parler du processus autogestionnaire qu’il y a eu lors de la Révolution ?

Manifestants escaladant le monument en face de l’hôtel de ville, le 24 janvier 2011, à Tunis.

Les gens n’ont pas réfléchi : les choses se sont déroulées naturellement ; ils ont fait des feux, les jeunes se réunissaient afin de tenir les quartiers et surtout pour protéger les habitants des policiers — car ces derniers pouvaient tirer sur eux avec leurs fusils. Parfois certains flics se faisaient attraper et ils passaient un mauvais quart d’heure. Sous le régime de Ben Ali, on n’avait pas le droit d’être dans la rue et si la police t’attrapait tu risquais de mal finir…
Pendant la révolution, on s’organisait par quartiers, l’idée était de protéger le quartier. C’était carrément autogestionnaire. Il n’y avait plus d’électricité donc plus de TV, pas d’internet, ça a aidé les gens à se rencontrer, à échanger. Pour se nourrir, on tapait dans les stocks de nourriture des camions réfrigérés, tout était gratuit. Pour ce qui est de l’eau, on s’approvisionnait dans des camions-citernes. Malheureusement, la Révolution n’a pas duré… Le nouveau gouvernement a pris comme première mesure d’interdire les rassemblements autour du feu dans les rues en envoyant les flics et l’armée pour réprimer fortement le mouvement.

LA SITUATION POLITIQUE ACTUELLE

Comment les gens vivent après cette révolution ? Quelles sont les différentes forces en jeu ?

Aujourd’hui, si vous allez dans la rue en Tunisie, les gens ont l’air déprimé, ils ne regrettent pas de s’être débarrassés de Ben Ali, mais ils ont l’impression de s’être fait voler leur révolution. Les gouvernements — de gauche ou de droite — qui ont succédé à la révolution n’ont pas arrangé la situation, au contraire, elle s’est empirée. Plusieurs incidents éclairent la situation difficile dans le pays, certains d’entre eux ont eu un retentissement fort comme le décès de onze bébés prématurés suite à une contamination dans un hôpital. Ces nouveau-nés décédés ont été rendus dans des boîtes en carton à leurs mères. On peut également parler du scandale des paysannes journalières qui sont décédées dans un accident de jeep, à cause du mauvais entretien des routes. La situation en Tunisie se dégrade de plus en plus, le pays a misé sur le tourisme, mais ça n’a pas fonctionné, les complexes touristiques sont vides et tombent en ruines ; il y a de nombreux problèmes sanitaires, et des problèmes d’exportations, de productions … Il y a une inflation administrative (beaucoup de fonctionnaires) qui coûte un pognon de dingue. Les gens ne voient pas d’autres perspectives. Il reste néanmoins toujours une flamme ; pour preuve, lors de l’affaire de la jeep renversée, le président est venu à 5 h pour éviter de se faire lyncher.
C’est surtout les personnes âgées qui votent. On vote souvent pour les logos des partis, car l’analphabétisation reste encore forte. De nombreuses personnes votent juste pour l’argent — car les partis achètent les votes. La situation est inverse que celle en France, ici on ne connaît pas les politiciens. Par ailleurs, les islamistes sont en pleine campagne pour les élections législatives. Sinon la droite se propose en façade dans un mouvement islamiste light, mais en réalité, elle est tenue par les Frères Musulmans. D’ailleurs, il y a eu une polémique3 sur la provenance de l’argent du parti au pouvoir (qui aurait servi à payer les votes). Le parti dit que l’argent provenait de la diaspora, mais l’origine de cet argent serait douteuse. En ce moment, il n’y a pas d’opposition structurée, la gauche qui jouait ce rôle est paralysée, elle a ravalé l’athéisme pour obtenir des votes, bien qu’elle ne soit pas plus religieuse qu’hier ; elle est dans une mentalité assez spéciale. Elle peut être un jour plutôt laïque puis l’autre religieuse. Il y a des signes forts qui montrent cela, par exemple leur loi sur l’héritage : à présent, il est partagé à moitié entre enfants garçons et filles — alors que dans la charia, l’héritage est à grand bénéfice pour les mâles.

Graffiti révolutionnaire qui orne le mur du bureau du Premier ministre à Tunis, le 22 janvier 2011. Finbarr O’Reilly/Reuters

DES LIBERTAIRES EN TUNISIE

Comment as-tu découvert l’anarchisme ? Quel est l’état du milieu libertaire ? Quelles sont vos activités en ce moment ?

En 2012, on a découvert la politique avec des copains. Puis à la suite d’un accrochage dans un bus avec des salafistes, on s’est posé des questions, puis on a approché le groupe de « désobéissance » à Tunis. Puis avec trois copains, on a exprimé ce qu’on pensait être juste et d’autres personnes se sont jointes à nous. On a toujours fait ça pour nous-mêmes. On a développé notre activité, puis on a eu divers conflits avec des syndicats notamment ceux universitaires. Ces conflits ont laissé un froid.
Aujourd’hui, j’étudie en France et j’envoie des vidéos de la révolte des Gilets Jaunes à des compagnons restés en Tunisie. Le côté artistique dans les manifs (les chars, les banderoles, les dessins, la musique, etc.) les impressionne car on ne le retrouve pas chez nous.
Le mouvement anarchiste tunisien est atomisé à travers tout le pays, il n’y a ni locaux, ni blogs, ni présence sur les réseaux sociaux. Certains compagnons ont pu se rencontrer lors d’un forum de gauche en 2011, où le contenu n’était pas intéressant. Puis il y a eu un forum anarchiste international à Tunis en 2013 qui a permis de créer des contacts. Notre mouvement est entravé par nos nombreux adversaires, et les médias nourrissent la peur à notre égard. On est diabolisé, on dit de nous [les anarchistes] qu’il ne faut pas nous écouter, qu’on ne croit pas en
Dieu et qu’on n’a pas de morale. On a accès surtout à des textes qu’on trouve sur internet et on s’organise en réseau avec les autres pays de langue arabe, ce qui nous permet de garder le moral.
Pour le moment notre activité se concentre sur de l’agitation culturelle avec des projections sauvages, des théâtres populaires et des diffusions de textes traduits. C’est important pour nous, car en Tunisie l’accès à la culture est contrôlé. En 2015, une occupation a commencé suite à l’initiative d’un groupe d’étudiants anarchistes, elle a duré trois mois. Leur idée était d’agrandir la base de protestation et ça a plutôt bien marché : les femmes et des personnes âgées se sont jointes à leur mouvement. Malheureusement, les flics sont venus créer la division entre les gens et ont enfermé progressivement tout le monde. L’important est de se réunir, comme ici, de multiplier les contacts, les échanges et les choses finiront par se faire.

Alemstat