Pourquoi l’anarchosyndicalisme ?

Pourquoi remettre le système capitaliste en cause ? Pourquoi s’engager politiquement, et de quelle manière ? Quelles démarches et tactiques adopter pour faire progresser l’anarchosyndicalisme ?

Les premières questions seraient celles de personnes ne connaissant pas trop nos idées, la dernière celle d’un individu plus engagé. Ensemble, elles permettent de comprendre un peu mieux notre pensée et nos actions.

Parmi la population, il y a une proportion assez large qui admet l’existence d’un ensemble d’injustices et de problèmes graves, aussi bien dans notre société qu’à travers le monde entier. Beaucoup sont prêts à trouver anormal que l’on jette de la nourriture, alors que des personnes mendient pour manger ; à déplorer la montée du chômage ; à reconnaître et à critiquer la différence de développement entre le Nord et le Sud ; à se rendre compte que l’on ne juge pas les délits de la même manière selon la place que l’accusé occupe dans la société ; etc. Pourtant, ces mêmes personnes ne veulent pas supprimer le système responsable de ces injustices, afin d’essayer une alternative. Pourquoi ?

Un ensemble de raisons permet de l’expliquer, mais il en est une, qui fait que même des gens actifs ne s’engageront pas dans une perspective révolutionnaire. Cette raison est la croyance en la possibilité de modifier le système de l’intérieur, de l’améliorer sans le changer radicalement, de le réformer. Certains pensent qu’il y a une marge de manœuvre suffisante au sein du capitalisme pour améliorer la condition humaine. Cette marge de manœuvre existe, mais il faut s’interroger sur ses limites.

I. Réformer le système ?

La limite fondamentale du. système capitaliste est la notion de rentabilité, qui conditionne chacun de ses actes. L’État lui-même est soumis à cet impératif, et de plus en plus, puisqu’il s’intègre dans le système. Pourtant on nous a ressassé de beaux et longs discours sur son rôle de service public, au niveau des entreprises qu’il contrôle, et sur sa fonction sociale, grâce aux aides qu’il accorde. Mais ces aspects n’ont toujours été que partiellement vrais, celui-ci se contentant de donner le minimum en fonction de ses intérêts, de ses possibilités, et de la pression qu’on exerçait sur lui.

Pendant la période de la Guerre froide, il fallait éviter qu’une contestation trop forte ne se manifeste dans les pays occidentaux, dans le contexte de lutte larvée entre les deux blocs. Pour cela, on redistribuait une petite part de la richesse produite et accordait certains droits. Ces mesures furent possibles grâce à la croissance, favorisée par les U.S.A. (Plan Marshall, Coopération Économique Européenne…), et par le contexte de l’après-guerre (reconstructions génératrices de marchés, essors technologiques…). Or, avec l’affaiblissement, puis la chute du bloc communiste, et l’arrivée de la crise économique, les motivations ne sont plus suffisantes pour continuer cette politique. De plus, la crise est un instrument de pression utilisé pour faire accepter les réformes libérales par la population, ainsi que des conditions de travail ressemblant à un « diktat patronal » pur et simple (heures sup’ non payées, rareté des embauches définitives, réservoir de main d’œuvre important qui permet de licencier les plus récalcitrants).

La marge de manœuvre sociale dont nous disposons est étroitement liée au pouvoir politique, lui-même sous l’influence du pouvoir économique, et du contexte international. La maîtrise de nos conditions de vie nous échappe totalement. Un exemple de cette sujétion à l’économie, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est l’œuvre du Front Populaire, car peu de gens nous expliquent l’après-36 en France. Si cette année représente une étape dans l’acquisition de nos droits (suite à plusieurs luttes, et pas seulement grâce à l’arrivée du Front Populaire au pouvoir), une des conséquences des augmentations de salaire, des congés payés, de la réduction du temps de travail, fut l’augmentation des coûts de production pour les entreprises. Pour produire la même quantité, il fallut embaucher des employés supplémentaires pour compenser les heures accordées aux travailleurs ou produire moins.
Dans un contexte économique plus favorable, ces mesures auraient peut-être été acceptées par les patrons et les financiers ; mais là, ceux-ci se sont empressés de placer leurs capitaux à l’étranger, laissant la situation empirer. De surcroît, ils ont augmenté les prix de leurs produits « afin de compenser le manque à gagner ». Chaque entreprise en fournissant une autre, l’augmentation des prix se répercute en cascade jusqu’au consommateur. Ainsi non seulement la situation économique à continué à se dégrader, ce qui très rapidement a supprimé des emplois, mais en plus le pouvoir d’achat des travailleurs diminua au point d’annuler les effets bénéfiques des mesures de 1936. Cela s’explique par l’inflation généralisée dont nous parlions précédemment.

Si l’on prend un exemple plus récent, lorsqu’en 81 la coalition de gauche arriva au pouvoir, et qu’elle indexa les salaires sur les prix, cette mesure alimenta l’inflation pour le même type de raisons. Résultat, le gouvernement fit très vite machine arrière. On constate que des mesures visant à assurer un niveau de vie correct à l’ensemble de la population sont difficile, voire impossible, à appliquer dans notre beau système (et que l’on ne me fasse pas croire que les socialistes et les communistes, avec la formation économique poussée que certains ont, ne le savent pas).

Pour l’écologie, les limites sont de même nature. Si l’on se permet quelques mesures, dont on trouve une utilité économique, comme le recyclage ou l’épuration de l’eau effectuée aux frais des usagers, dans la plupart des cas, des obstacles empêchent les améliorations les plus urgentes. Produire propre c’est produire cher. Et produire cher, c’est être moins compétitif (cela se traduira par la suppression d’emplois, pour garder les mêmes bénéfices patronaux).

La commune de Paris

Voilà le type d’argument auquel on est confronté, alors que nous sommes en train de polluer notre propre planète. Mais est-ce l’intérêt de TOTAL-ELF-FINA, on d’autres grandes firmes pétrolières, de développer la recherche sur les carburants verts, les énergies non polluantes ? Quant au nucléaire, il s’agit d’une des grandes orientations du pays (merci De Gazelle entre autres). Après des milliards d’investissements, comment faire admettre qu’il faut reconvertir notre production d’électricité ?

L’argent, les coûts, les profits, toujours les mêmes barrages derrière des discours bien préparés. La marge de manœuvre dont nous parlions existe en système capitaliste, mais elle est totalement restreinte par l’économie libérale, et notre fonctionnement politique. Nous ne maîtrisons aucun de ces deux éléments, puisque nous déléguons tous nos pouvoirs, toutes nos responsabilités, à une élite qui dirige les entreprises et le pays.
Le fait que les moyens de production appartiennent à une minorité nous rendra toujours dépendants de celle-ci. Et à cause de cela nous devons admettre des actes irresponsables, comme la destruction de notre environnement, le massacre des populations pour écouler notre armement… La liste serait longue. Alors ce ne sont pas les quelques améliorations possibles dans le cadre du système actuel qui feront disparaître les problèmes dont nous souffrons.

Que faire face à cette situation ? Attendre que les choses s’améliorent d’elles-mêmes ? Compter sur les autres ? Pour changer sa vie, il faut la prendre en main ; pour la société, la démarche est identique. On ne peut rester là, à constater, sans chercher à intervenir. Ou alors nous nous condamnons à être de simples spectateurs, à subir sans jamais nous battre. S’acheter une conscience à bon marché, en soulageant le malheur de certains ne suffit pas. Les religions ont encouragé cette façon de procéder depuis des millénaires, mais elles n’ont guère participé à réduire les injustices et n’ont pas remis en question des sociétés totalement inégalitaires. Les liens entre religion et pouvoir étant nombreux, peut-être avait-elle trop à perdre ? Pour revenir sur la question de l’engagement, il vaut mieux s’en prendre à ce qui génère les problèmes plutôt qu’aux symptômes, même si parfois la situation est tellement grave qu’il faut intervenir.

II. Remettre le système en question,
comment mener une telle lutte ?

Lutter dans le cadre du système actuel, c’est obtenir une amélioration ponctuelle, une concession un peu plus durable, un recul sur un projet inacceptable, mais tout cela sera remis en cause tôt ou tard. Alors que les ministres n’ont qu’à promulguer des projets de loi, en touchant un confortable salaire, il nous faut nous mobiliser en masse, au risque pour ceux qui travaillent, de perdre leur paye, voire leur emploi. Les luttes à répétition sur un même sujet usent les gens. En restant dans le cadre de ce système, on se condamne à perdre dans le long terme. D’où la nécessité d’un engagement révolutionnaire.

II existe plusieurs types d’engagements révolutionnaires.
Nous, libertaires, pensons qu’il faut éviter de recréer des structures de pouvoir au vent d’une organisation, sous peine de devoir se battre contre ce pouvoir par la suite. Chacun peut se rendre compte des abus qu’engendre le pouvoir partout sur cette planète. Alors, pourquoi croire qu’un individu, ou un groupe d’individus serait suffisamment juste et bon pour ne pas l’utiliser à des fins personnelles ? De plus, c’est l’existence du privilège qui rend jaloux celui qui ne le possède pas, et pousse le privilégié à tout faire pour le conserver (créer un appareil répressif, par exemple).

Zéro de conduite de Jean Vigo

Pourquoi ne pas supprimer cette source de conflit ?
L’inégalité des droits, qu’elle soit économique, on politique, pose toujours problème. Ce n’est pas en la maintenant sous la forme d’un pouvoir donné à quelques-uns, que les choses s’amélioreront pour le plus grand nombre.

L’histoire tend à conforter cette analyse, puisque les expériences révolutionnaires, lorsqu’elles ne furent pas réprimées dans le sang, se sont toujours soldées par la confiscation de la révolution au profit d’un petit groupe, avec les résultats que l’on connaît.
Les divers systèmes communistes sont soit des échecs, accompagnés de répressions violentes des personnes ne rentrant pas dans le cadre établi par le nouveau pouvoir (en U.R.S.S., dès 1918, Lénine et Trotsky commencent à réprimer, voir le témoignage de Voline à ce sujet). Au Mexique, le PRI est au pouvoir depuis plus de 65 ans, et le peuple toujours dans la misère… Les exemples ne manquent pas…

Nous proposons, pour éviter ces dérives, des A.G. souveraines, qui gèrent les réalités locales, et se fédèrent pour coordonner leurs actions à d’autres échelles. Elles utilisent des mandatés, contrôlables et révocables, qui se réunissent afin de répercuter les décisions prises par la base. On peut également imaginer des organismes issus du fédéralisme, conçus pour exécuter des décisions, pour en accomplir la partie technique, mais qui ne décident pas des grandes orientations de la société. Le fédéralisme permet donc de s’organiser sur de vastes espaces.

Les principes autogestionnaires ont pour avantage de responsabiliser l’individu, de lui offrir la possibilité, sans l’y obliger, de s’investir dans la gestion de son quotidien, de devenir plus mature, en arrêtant de faire du suivisme par rapport à une élite. Une organisation autogérée est donc le reflet des gens qui la composent ; y entrer c’est en modifier le contenu par sa simple participation. Ce ne sont là que quelques idées générales, mais qui nous permettent déjà de nous organiser de façon cohérente.

Des écrivains ont approfondi certaines questions, mais dans un mouvement libertaire, personne n’est considéré comme ayant trouvé la solution avec un grand S. Nous refusons les écrits sacrés : pas de bible, pas de coran, pas de tors, pas de capital… Ce qui peut paraître à certains comme une faiblesse est en fait une force. Comme ce sont les gens qui décident par et pour eux-mêmes, ils adaptent leurs propositions en fonction des réalités auxquelles ils sont confrontés à un instant donné.

Ne serait-il pas ridicule d’élaborer l’organisation d’une société libertaire dans ses moindres détails aujourd’hui alors que la révolution n’est pas pour demain ? Les circonstances auront sans doute changé d’ici là. Mais encore faut-il confronter ses idées aux réalités, et construire une organisation qui les mette en pratique.

Nous pensons que le syndicat correspond à cet objectif. Un syndicat qui peut être de quartier ou d’entreprise, rural ou urbain, inter corporatif ou de branche, ouvert sur le culturel, l’économique, le social, l’idéologique. Un lieu de vie et d’échange, pas un syndicat uniquement pour défendre des revendications corporatives, comme on le voit souvent.

Tout cela résume la démarche anarchosyndicaliste telle que nous la concevons. Elle présente un double avantage : disposer d’un outil de lutte qui nous appartient réellement afin de déjà obtenir des améliorations de nos conditions de vie, et avoir un cheminement logique, en améliorant nos idées au fur et à mesure de notre développement, jusqu’au moment de la révolution. Ce qui devrait nous amener à réorganiser la société sans perdre de temps. Dans de telles circonstances, restructurer l’économie (production et distribution), afin que les gens puissent subvenir à leurs besoins, et que la révolution dispose de moyens nécessaires à sa réalisation, est essentiel.

III. Et aujourd’hui, quelle tactique adopter ?

Rejoindre des fronts larges en permanence, intégrer des organisations non libertaires, faire des compromis vis-à-vis de nos idées pour travailler avec plus de gens, remplacer la force de la conviction par l’illusion du nombre, tend plutôt à faire penser que nos idées ne sont pas réellement applicables et que nous ne pouvons pas être autonomes. Or des collectivités libertaires existent, des organisations anarchosyndicalistes également, et la révolution espagnole a montré quelques pistes pour des réalisations à grande échelle du communisme libertaire.

De plus, y compris au sein de la mouvance libertaire, les différences d’approche idéologique et tactique peuvent paralyser l’action. Non pas que l’on ne puisse rien faire ensemble, mais il y a une différence entre s’associer lorsqu’il existe une convergence, et appartenir à un même groupe.

Quant aux gens qui sont pour les élections ou acceptent de syndiquer des flics (eh oui, ça existe) et qui se disent libertaires, je ne m’imagine pas militer avec eux. Pour ce qui est du mythe unitaire : « tous ensemble… », l’unité à la base dans les A.G.. , sur des mouvements, dans des luttes, OK ; mais l’unité au sommet, entre les organisations, avec tous les pourris, pour mieux manipuler les gens, non merci ! Ce n’est pas à une intersyndicale d’orienter un mouvement, mais à l’A.G. d’élaborer les diverses propositions.

La conclusion de ce raisonnement est que le meilleur moyen de faire progresser nos idées est de montrer qu’on peut les mettre en pratique, de nous organiser par et pour nous-mêmes.

Chris

Paru dans le numéro 9 du journal des JL « Il était une fois la révolution, con ! ».