Refusons le service, reprenons nos vies en main !

F. MASEREEL, 25 Images de la Passion d’un Homme, 1918. Frans Masereel © VG Bild-Kunst / SABAM

Le service national universel (SNU), promesse de campagne de Macron, serait quelque chose « qui manque à notre pays » selon notre cher Premier ministre Édouard Philippe. Car, universel et obligatoire, ce nouveau service militaire de courte durée est supposé créer un lieu de mixité sociale favorisant la « fraternité ». Quelques réflexions sur le « service à la patrie », qu’il soit militaire ou civil.Le service militaire bientôt de retour ?

Rappelons d’abord l’état actuel des préparations du SNU. En juillet dernier, l’Assemblée nationale a voté un amendement à la constitution. Désormais, plus d’obstacle juridique au rétablissement du service national, suspendu il y a plus de 20 ans par Chirac. Après règlement des dernières questions de détail, Macron pourra compter sur députés zélés pour voter son projet de loi. On parle d’abord d’un mois minimum vers l’âge de 16 ans avec prolongation volontaire jusqu’à un an. La deuxième partie consisterait en un service civique facultatif de trois à douze mois.

Une revendication de droite

Vu le contexte de son apparition, cette proposition de Macron n’est point étonnante : premièrement, elle a de quoi à plaire aux électeurs du centre et de la droite qui sont les plus convaincus du service national obligatoire [1]. De plus, l’armée semble avoir une image plus positive aujourd’hui qu’il y a encore 20 ans : d’un côté, le plan Vigipirate nous fait confondre la présence de l’armée avec la sécurité. De l’autre côté, l’armée a été à l’origine de quelques actions visant l’insertion professionnelle (« Défense 2e chance » et la possibilité de passer gratuitement le permis de conduire). Et d’ailleurs, je ne pense pas être la seule personne à croire que la suspension de la conscription a joué aussi son rôle pour améliorer l’image de l’armée. Car avant, le souvenir des frères, enfants, petits-enfants… appelés contre leur volonté laissait toujours un mauvais goût.

Un projet hautement idéologique

Deuxièmement, en ce faisant, Macron s’inscrit dans la lignée des politiciens comme Sarkozy et Hollande qui ont voulu répondre aux soi-disant « menaces pour la patrie » telles que les émeutes de banlieue en 2005 et les attaques terroristes plus récentes par des dispositifs de « cohésion nationale ». L’« ennemi » d’aujourd’hui n’est plus imaginé comme une force extérieure au pays, mais comme un danger moral venant de l’intérieur. Pour y remédier, le gouvernement a développé l’inculcation des valeurs patriotiques au cours de l’« enseignement moral et civique » (que nous connaissons bien !) à l’école ainsi que le service civique. Le SNU de Macron s’inscrirait dans ce même « parcours de citoyenneté » où se trouvent déjà à l’heure actuelle les enseignements très idéologisés de la défense en classes de 3e et 1re ainsi que la « Journée Défense et Citoyenneté » (JDC). Tout cela est bien entendu de facto obligatoire, car sans l’attestation de la JDC, on ne peut théoriquement passer aucun examen d’État, y compris le bac. Il est donc difficile d’y échapper et se préserver de la propagande militariste. En y rajoutant le SNU obligatoire, Macron s’est déjà exposé à la critique des jeunes : la plupart des gens que je connais prévoient autre chose pour leurs vacances que de partir à la caserne…

Un mois de « mixité », une mauvaise blague

Revenons maintenant sur le principal argument pour l’instauration du SNU : le brassage social. On pourrait y lire un aveu que l’école a échoué dans cette mission. Comment dix années ou plus de scolarisation pourraient-elles être moins efficaces qu’un mois de service national ? Si le gouvernement l’admet et tient toujours si fermement à la mixité sociale, il devrait se dépêcher à revoir le système qui fait qu’il existe une forte disparité de l’origine sociale des élèves en fonction du type public/privé d’établissement, du quartier et de la filière du bac. À mon avis, il s’agit d’un problème général ; mettre en avant le SNU, c’est occulter les causes qui sont derrière. Et n’oublions pas que les jeunes étrangers sont exclus du service national (ce qui paraît évident), voilà donc une belle « mixité » purement française.

Le service civique, plutôt une bonne chose ?

Cela étant, on pourrait être amené à croire que le service civique, version moderne du « service à la patrie », pourrait créer de la mixité sociale et répandre les « valeurs de la République », mais sans les aspects négatifs du service national. Qui ne dirait pas qu’il puisse y avoir des « missions » intéressantes qui permettent de se consacrer à une activité d’intérêt général (humanitaire, social, culturel…) tout en percevant une modeste rémunération. Moi aussi, j’en étais persuadé quand j’ai commencé mes neuf mois de service civique et dont je garde toujours de bons souvenirs : du contact humain, des amitiés, une ouverture de l’horizon, pouvoir vivre à l’étranger et apprendre une langue. Or, l’objectif d’augmenter massivement les postes pour enrôler chaque année près de 150 000 jeunes de 16 à 25 ans, pousse clairement à des dérives.

En mission « citoyenne » à Pôle Emploi ou à la préfecture…

Parmi les neuf secteurs d’actions prévues pour les volontaires — culture et loisirs, développement international et action humanitaire, éducation pour tous, environnement, intervention d’urgence, mémoire et citoyenneté, santé, solidarité, sport — celui de « citoyenneté » semble être un véritable fourre-tout. Ainsi, trouve-t-on des annonces comme celle-ci : « Changer le regard sur l’entreprise : dans le but de travailler le regard sur l’entreprise et la représentation des jeunes et des demandeurs d’emploi, nous recrutons 2 volontaires en service civique. » et de nos visites à la préfecture, nous gardons le souvenir des « volontaires » en mission à l’accueil. Ça s’appelle dans l’annonce correspondante : « Accompagner les usagers dans les services ». Mais il y a également des associations où le jeune en service civique semble remplacer plus ou moins un salarié : Le candidat est demandé de faire de la bureautique, d’alimenter le site web et de proposer des animations dans le cadre d’« Aide à l’accueil et à l’animation d’un club de tennis ». Même si ce n’est pas voulu, la pratique confirme alors mes soupçons.

Remplir sa « mission », c’est travailler pour pas cher

Si nous faisons un simple calcul, nous nous apercevons pourquoi le service civique est aussi apprécié par les associations : en 2018, un jeune est payé 473,04 €/mois par l’État, auxquels s’ajoutent 107,68 € de majoration pour les boursiers ou bénéficiaires du RSA. L’organisme d’accueil participe avec seulement 107,58 € (qui peuvent être des biens matériels) et il n’a pas à payer des cotisations et les contributions à la sécurité sociale. (Pour les organismes à but non lucratif, le service civique est même presque gratuit, car ils reçoivent une aide mensuelle de 100 € par l’État !) En somme, cela fait entre 580 € et 690 €/mois pour 24 à 35 heures travaillées par semaine. Si l’on compare le coût pour l’organisme (si ce n’est pas l’État) d’une heure de travail en service civique — entre 70 centimes et un euro – aux plus de dix euros bruts pour un poste au SMIC (avec charges patronales moins les réductions), on trouve qu’une association peut se payer 14 services civiques au lieu d’un seul poste payé au SMIC ! Alors, en réponse à la question « Et pour quelles raisons, ne souhaitez-vous pas réaliser de Service Civique ? », 42 % des jeunes enquêtés n’y étant pas intéressés disent « Parce que ce […] n’est pas assez rémunéré. »[2]

Plutôt le service civique que le chômage

Si beaucoup de jeunes désirent quand même effectuer un service civique, cela devrait être en partie dû à la crainte des « trous dans le CV » : selon cette idée, il vaudrait mieux travailler pour pas cher que d’être au chômage pendant quelques mois. On trouve même des services civiques où travaillent des jeunes d’un niveau master parce qu’ils n’ont rien trouvé ailleurs ! Après les stages peu ou pas payés, voilà donc le nouveau truc pour exploiter la jeunesse.

Un besoin fondamentalement humain

Malgré la forme actuelle indigne qu’a prise l’action sociale et humanitaire, je suis convaincu qu’il y a un vrai besoin de se donner aux autres, d’être solidaire et de mettre en pratique ses idées. Il s’agit là de quelque chose de fondamentalement humain. Mais une bonne part de vigilance est justifiée quand des acteurs institutionnels comme l’État veulent y fixer un cadre et mettre des individus au service de leurs agendas.
Ainsi, après le premier enthousiasme « d’être utile » à quelque chose — serait-ce à la prétendue défense nationale ou à autrui — vient vite la désillusion d’une rémunération de misère, des conditions de travail insupportables, de l’absence totale de formation et d’ouverture… et le mauvais sentiment de s’être laissé tromper se manifeste. Avant de s’engager dans un des services proposés, se poser la question de « 
Pour qui ou quelle idéologie vais-je être utile ? » aurait peut-être clarifié certaines choses. Même si le service civique ou militaire peut nous apporter des savoirs et savoir-faire certains d’un point de vue pragmatique, le risque est toujours de s’impliquer dans quelque chose que nous ne décidons pas nous-mêmes. Pour celles et ceux qui veulent côtoyer des personnes d’âge, sexe, milieu ou origine différents et se réaliser de par l’action collective, tout en décidant de leur sort, il y a des issues, heureusement ! Comme exemples, je pourrais nommer les associations de quartier, les associations d’aide aux réfugiés, de l’entraide ou encore le syndicalisme qui utilise l’action directe (c’est-à-dire sans intermédiaire).

Prenons nos vies en main !

Car, contrairement à la nouvelle campagne publicitaire du Service Civique qui se résume sous le slogan « Le Pouvoir d’être utile », j’aimerais que chaque individu ait le pouvoir de prendre sa vie en main.


[1] Selon une étude de YouGov France, Huffington Post et CNews datant de février 2018, 77 % des électeurs de centre et 69 % de droite y sont favorables contre seulement 51 % de gauche et 44 % d’extrême gauche.
[2] Dossier Ifop à la demande de l’Agence du Service Civique : « Les jeunes et le Service Civique : connaissance, représentations et potentiel d’attractivité », octobre 2015.